Internet, fenêtre ouverte sur le monde, communication, échange, mais aussi mensonges, trahisons, frustrations et lâcheté. Voici donc un outil puissant dont le potentiel pourrait laisser penser qu'il améliorera notablement des existences ternes et solitaires, nous enrichira de l'autre et de ses différences. Pris dans cette toile depuis presque dix ans, j'ai eu le temps de faire la part des choses quant à ce fabuleux medium novateur. Je laisserai de côté la main mise des financiers de tous poils sur cet extraordinaire terrain de chasse où des dizaines de millions de brebis ne demandent qu'à se faire tondre et manipuler par des opportunistes sans scrupule. Me bornant à l'expression des individualités, je notre tout d'abord la propension du navigateur de base à chercher sur l'Internet la reconnaissance dont la réalité de sa terne existence le priva si longtemps. La possibilité de falsifier une identité ingrate et peu glorieuse constitue un atout non négligeable pour celles et ceux qui aspirent enfin à exister virtuellement, faute de mieux. Ainsi, on dosera savamment les constituantes de sa personnalité prenant soin de ne pas dévoiler à l'autre cela même qui nous hante, nous poursuit chaque jour et nous empêche de trouver le sommeil. Bref, avant de monter sur scène, nous structurons une nouvelle identité, bien conscients de ce que l'autre recherche et souhaite voir en nous. Ainsi la femme mariée devient célibataire, l'homme cynique et tyrannique se transforme en chantre de la poésie lyrique, comme par miracle. Alors peu à peu, les affinités se créent, les poètes parlent aux poètes, feignant de communier en cet espace magique et éthéré que constitue l'univers artistique. Pourtant, du simple fait que ces rapports reposent sur autant de mensonges et d'artifices, l'inévitable se produit tôt ou tard, les masques tombent et la belle communion solennelle laisse place aux mesquineries, aux coups bas, aux luttes à mort, parfois. Pour simplifier et fort de ma propre expérience en matière de forum en général et de poésie en particulier, je dirai que les trois quarts du temps, cet art est pris en otage par deux sortes de personnes. Nous distinguerons tout d'abord les chasseurs de coeurs (ou de fesses), ceux qui utilisent le pouvoir troublant de la poésie pour enrichir leur tableau de chasse en matière de conquêtes féminines. Cette pratique s'adresse généralement à des midinettes qui ont de la poésie une vision réductrice se bornant, le plus souvent, aux effluves bucoliques et aux pépiements printaniers du rossignol. Notons néanmoins que certains esprits plus subtils tombent parfois dans le piège, pour autant que le faussaire de l'émotion fasse preuve d'ingéniosité et de psychologie. La deuxième catégorie relève de la thérapie de groupe. Elle est constituée essentiellement d'éternels pénitents pratiquant la poésie expiatoire, extirpant douloureusement de leurs chairs sanglantes, de façon récurrente et obsessionnelle, les malaises qui les rongent de l'intérieur. Ne possédant pas un talent suffisant, ces écrivants exhibent sans pudeur la fange qui macule leur inconscient débordant, pensant faire là de la poésie. Peut-être pouvons-nous ajouter une troisième catégorie; celle des retraités qui, délaissés par leurs proches et prenant brusquement conscience que la vie les a niqués pendant des décennies, prétendent enfin tenir cette liberté dont ils n'eurent même jamais conscience durant leur longue existence. Malheureusement, il n'en résulte, la plupart du temps, qu'une poésie mécanique et assujettie, plus ou moins consciemment, au rythme rassurant d'une vie raisonnable et trop bien réglée.
Rodes