Un petit morceau de sucre.
Paris en 1941, j’ai onze ans , à nouveau j’ai échoué chez ma grand mère…
La guerre, les alertes la nuit qui m’empêchaient de dormir et le froid me faisait souffrir plus que la faim.
Nous habitions un grand appartement qui, avant la guerre, était chauffé par la société propriétaire … ensuite ce fut chacun pour soi…
Mon grand père avait retiré un carreau de la fenêtre de ma chambre qu’il remplaça par une plaque en fer à travers de laquelle passait un tuyau de poêle …un petit poêle Godin
qui chauffait également la pièce communicante … L’hiver nous vivions dans ces deux chambres, le reste de l’appartement était une véritable glacière…
Un soir je faisais mes devoirs après le dîner…pendant que les grandes personnes discutaient sur l’avance des troupes allemandes …quand brusquement tout se mit à tourner autour de moi, puis un trou noir.
Le froid me réveilla, j’étais enveloppée dans une couverture bien chaude et ce dont je me souviens surtout, avec une grande d’acuité, c’est le visage inquiet de mon grand père au-dessus de moi.
L’inquiétude mêlée à une grande tendresse …
C’était l’oxyde de carbone qui avait provoqué ce malaise sans aucune gravité…mais qui m’a laissé entrevoir sur le visage de mon grand père tout l’amour qu’il me portait …Cette image m’a accompagnée jusqu’à ce jour …et me suivra jusqu’à la fin de ma vie !
Grand père travaillait , papa aussi , mon jeune oncle finissait des études d’électricien…après avoir été démobilisé dans « la zone libre ». L’oncle aîné était prisonnier de guerre en Allemagne …moi, j’allais à l’école et ma grand mère faisait face à toutes les difficultés matérielles du quotidien….Il lui fallait beaucoup d’ingéniosité et de courage pour nourrir toute la famille .
« Heureusement que tu es là, me disait elle, grâce à toi nous pouvons ajouter du lait dans notre « café » du matin. »
En guise de café nos cartes d’alimentation nous donnaient droit à un paquet d’orge grillé mélangé à de la chicorée…ce n’était pas très bon, mais nous nous y sommes habitués.
En tant qu’enfant j’avais droit à une carte « J2 » qui nous procurait quelques avantages dont le lait tous les matins pour agrémenter le café de « l’occupation ».
Le sucre était également rationné , ainsi que le pain , toute l’épicerie., la viande ou le poisson.
En vente libre il n’y avait que les fruits et les légumes …mais les étals du marché étaient vides la plupart du temps …
Le jour où je n’avais pas classe j’allais au marché avec Grand mère …Le couvre feu était levé à six heures du matin… Pour être à l’heure dés l’ouverture du marché, nous nous propulsions de porche en porche comme beaucoup d’autres ménagères, les gendarmes faisant mine de ne pas nous voir…Puis ils nous faisaient un grand signe de la main à 6 heures pile… c’était la ruée vers le portail qui allait s’ouvrir .
II
Je me mettais dans une queue tandis que ma grand mère se frayait un passage dans une autre…ne sachant pas quelles denrées nous attendions , mais c’était le seul moyen d’acheter un peu plus de légumes ou de fruits suivant les arrivages, car même en vente libre les rations étaient fixées à une livre ou un kilo par personne.
Ayant effectué mon achat que je serrais bien fort contre moi, j’ attendais ma grand mère à la sortie…j’étais fière de ma contribution à la vie familiale…j’aurais aimé pouvoir aider d’avantage .
Un jour Grand’mère me confia que le sucre lui manquait beaucoup…
Je réalisais qu’elle nous faisait des desserts en prenant toujours sur sa ration .
Nous avions chacun une boite à notre nom, c’était la portion du mois .
Celle de ma grand mère était toujours à moitié vide.
Je pris la résolution de me passer de sucre et tous les matins je prenais dans ma boite un petit morceau que je déposais dans la boite de grand mère.
Je me suis habituée à boire sans sucre et continue jusqu’à présent.
Un matin pendant mon manège , la main dans la boite de grand mère pour y déposer mon sucre, j’entendis derrière moi un :
« Oh que c’est mal ! » Grand mère m’avait surprise la main dans son paquet…elle pensait que je volais son sucre… mon Dieu ! j’étais tétanisée …que pouvais je lui dire ?
Après un silence d’une voix devenue douce elle me dit :
« Cela ne fait rien, mon petit , tu as faim, c’est la guerre, la guerre ne devrait pas exister et surtout pas pour les enfants ! »
J’avais les larmes aux yeux et tellement honte qu’elle puisse penser que je prenais sa part …je me sauvai à l’école sans un mot…
Nous n’avons jamais eu l’occasion de reparler de cet incident. J’ai toujours pensé qu’un jour je lui dirai la vérité …
Les années ont passé, je n’ai jamais raconté l’histoire du petit morceau de sucre que je mettais tous les matins dans la boite de Grand mère.
Peut être le sait elle maintenant. ?
Natacha Péneau
08 .08.10
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